Voici la deuxième partie de notre entretien avec Antoine Bauza lors du FIJ 2025. Cette fois on va parler de son travail d’éditeur au sein de la société Playpunk, ses coups de coeurs, son travail, ses conseils pour les jeunes auteurs… Enjoy
GO : Parlons maintenant du moment où tu deviens éditeur justement. Quelle était ton idée en créant Play Punk? Tu avais une ligne éditoriale… ?
AB : Il y a plusieurs facteurs. Déjà je voulais bosser avec Thomas. Avec Thomas on se connaît depuis vingt ans. Et on a toujours été ultra raccord sur ce que doit être un bon jeu, selon nous, sur une vision commune, tu vois. C’est pas un dogme, mais on est d’accord globalement. C’est très rare qu’on ne soit pas d’accord sur les jeux qu’on aime, à éditer. Déjà j’avais bossé sur 7 wonders avec lui et c’est avec lui qu’on passait des nuits à changer les trucs à 20min de le rendre. Donc, je savais que je voulais bosser avec Thomas. Et je savais qu’à l’époque quand il avait bossé chez Asmodée il n’était pas heureux et aussi parce qu’on parlait jeux tout le temps tu vois. On se parlait tous les jours de jeu, en fait. Donc, je voulais bosser avec Thomas. Et puis comme on en a parlé précédemment, un des trucs que j’adore dans le boulot, c’est plutôt la part éditoriale, qui est de tout formater le matériel et l’ergonomie. Ça, j’adore faire et ça, c’est plutôt la part de l’éditeur. Donc c’est un truc qui me plaisait. Il y a le fait que y a plein de fois, mes jeux je ne les aurais pas fait comme ça, parce que quand j’y réfléchi, j’ai eu une vision, je vois le produit fini si tu veux. Et forcément ben l’éditeur, et c’est normal, il met sa patte. Du coup, il y a des fois où je me suis dit que j’avais envie d’avoir ce contrôle là aussi. Donc pas forcément sur mes jeux, mais j’aime bien cette partie-là. Et puis, il y avait le fait que ça faisait quinze ans que je faisais des jeux et que ça a beau être super cool, c’est quand même la routine. Au bout d’un moment, j’avais envie d’un nouveau projet.
Et Kaedama c’est un nouveau projet, monter l’Atelier c’est un nouveau projet. Et monter Play Punk, c’est aussi un nouveau projet. C’est excitant parce que c’est nouveau et c’est pas un truc que tu fais tous les jours et tous les matins quand tu te lèves. Donc y’avait vraiment plein de truc comme ça. Et aussi, parce qu’on n’a pas réfléchi (rires) parce que si on avait réfléchi on l’aurait pas fait vu tout le boulot que ça demande.
GO : Comment ça se passe pour vous, comment tu choisis les jeux à éditer, c’est beaucoup de tests ? C’est au feeling ?
AB : Il y a vraiment une part de feeling, parce qu’à nouveau, avec l’expérience qu’on a, la culture ludique qu’on a, on sait. Moi, j’arrive à trier un jeu sur la règle sans jouer. Avec la règle je sais si j’ai envie d’y jouer, je sais ce qu’il va se passer, si je vais m’amuser. Donc, déjà c’est quand même une partie très intuitive. Après le dev(eloppement) c’est la meilleure partie je pense, on fait partie des éditeurs qui développons le plus, j’en suis certain.
GO : C’est un peu ingrat finalement, parce que juste en lisant une règle, c’est pas toujours évident de cerner un jeu.
AB : Oui c’est vrai je suis d’accord. Vraiment. Mais après, on a joué à tellement jeu, on a joué avec tellement de règles et on sait ce qu’on aime aussi, à force on identifie ce qui nous plait vraiment. Moi y’a de très bons jeux que j’aurais pas signé. Tu vois on a eu château Combo par exemple, que l’on a vu en même temps que zénith. On ne l’aurait jamais signé. On a vu les protos et tout mais on ne l’aurait pas signé. Et pourtant ils en vendent plein. Parce que c’est pas notre came, et que c’est pas le genre de jeu qu’on aime. Après on est pas meilleur que les autres, c’est juste qu’on identifie ce qui nous plait et nous correspond plus à tous les 2. Et ce qu’on pense qui peut fonctionner aussi, parce que ça reste bien sûr aussi le but pour un éditeur et un auteur. Tu vois, il y a plein de bons jeux qu’on aurait refusé et qu’on a refusé d’ailleurs.


GO : Pour toi. Qu’est-ce que c’est un bon jeu ?
AB : C’est un jeu où j’ai envie de faire 100 parties en fait. En fait les bons jeux c’est ceux où dans dix ans, tu auras encore envie d’y jouer
GO : Justement avec Thomas, vous arrivez à nommer les choses que vous retrouvez et qui vous plaisent dans un jeu, à verbaliser ça ?
AB : Oui, on peut le verbaliser, mais c’est en fait pas mal le feeling, la masse que fait ta culture ludique. Tes goûts que tu as réussi à identifier, et tes connaissances en game design. Quand tu me pitch un jeu, je sais le placer là-dedans.
C’est pour ça que je te dis pour Captain Flip, Paolo au bout de dix secondes de pitch, on s’est dit que c’était celui-là, on veut y jouer. On lui a dit on le fait, c’est sûr. On le fait et on était persuadé. Et l’expérience montre que on ne s’est pas planter parce que ça ne plait pas qu’à nous. Mais parce que on sait ce qui plaît dans jeu : c’est immédiat, c’est simple. Tout le monde peut jouer. Y a une petite tension et des trucs qui font que je pourrais en faire 100 parties. Je ne signerais jamais un jeu que je vais trouver bien mais je sais qu’à la dixième partie j’aurai fait le tour. Ça ne m’intéresse pas. Je vais l’acheter, je vais faire dix parties et c’est cool mais je ne l’éditerais pas.
GO : Et justement, t’as des conseils un peu pour les jeunes auteurs, illustrateurs. Qui voudraient créer, démarcher les éditeurs, tout ça ?
AB : J’en aurait plein. Qu’est-ce que je peux dire ? Alors oui, ça c’est un truc qui se généralise, et pas que chez les jeunes auteurs. Il y a beaucoup de gens qui présentent des jeux terminés à 50%. Prenez le temps de faire les jeux. Quand on envoie des jeux à 50% en fait c’est con parce que si j’aime bien l’idée, je vais te dire : j’aime bien l’idée, mais peut être que quand tu vas me le ramener, tu l’auras travailler et si ça se trouve ça va moins me plaire ou c’est un jeu que j’aurais déjà vu. Donc, même si c’est bien, j’aurais déjà un petit a priori. Donc ça, c’est un peu dommage. A nouveau. Faites ce je dis pas ce que je fais. Si c’est un jeu complètement nouveau, je vais vraiment le bosser jusqu’avant de le présenter. Il est fini. Après l’éditeur, il y a toujours un truc à redire, mais le jeu est fini Au millimètre près, je sais la dimension du pion du plateau. J’ai réfléchi à toutes les couleurs. Je vais mettre trois ans s’il faut mais quand je te le montre t’aime ou t’aime pas mais tu ne peux pas me dire: ouais, je comprends rien, c’est pas clair et tout. Parce que j’ai bossé, j’ai fait des centaines de tests…
GO : vous vous baladez encore et présenter sur les nuits du off par exemple…
AB : Maintenant plus du tout, mais à l’époque, oui, il y a dix ans oui. A la fin de la journée, j’en peut plus du bruit. Mais tu sais qu’il y a dix ans, la plupart des éditeurs, ils allaient chercher leurs protos là-bas. Nous, on trie beaucoup les jeux en amont, à la règle déjà je trie les jeux. Si j’ai un doute par contre, si je n’arrive pas à avoir le feeling à la règle, je vais demander à jouer, mais il y a plein de trucs que je n’ai pas besoin de demander. Je vois ce qui va me plaire ou non. Ce qui ne marche pas. Je le sais aussi. Pareil, Il y a plein d’auteurs qui nous envoient des catalogues. Tu ne sais pas comment leur dire mais en fait, envoie-moi ton meilleur jeu. S’il y’en a 10, il y en a forcément un qui meilleur que les autres donc envoie-moi le bon. Et avant Cannes là c’est la folie, parce qu’ils s’activent pour faire leur proto et je pense que c’est une erreur de le faire dans la précipitation.
GO : Mais vous jetez quand même un œil sur tout ?
AB : Honnêtement, j’essaye. Mais par contre je ne vais pas te mentir, sur les vidéos de présentation, à la moitié de la vidéo, je coupe si je sais que je n’ai pas le feeling. Je ne regarde pas la vidéo en entier mais par contre j’essaye de regarder un maximum de jeu et de présentation.
GO : C’est surtout pour les pitchs de jeu qu’on t’envoie des vidéos ?
AB : Oui et c’est très bien les vidéos qui expliquent : voilà, c’est un jeu de majorité, sur telle thématique, se joue de deux à quatre. Et ce que j’attends, c’est le twist, c’est ça. Et déjà tu tries là-dessus parce qu’il y a plein de jeux c’est comme d’hab. Et en même temps Château combo, c’est comme d’hab et ça me plait beaucoup. Je ne dis pas « faut faire comme ça j’ai raison ». Mais tu es obligé de trier parce que tu ne peux pas voir tout le monde en rdv parce que c’est impossible. Ou alors il faudrait quelqu’un à plein temps qui fait ça pendant cinq jours (au FIJ de Cannes). Ce que fait d’ailleurs les grosses boîtes. Asmodée par exemple ils ont des gens qui rencontrent presque tous les auteurs, et la personne ne fait que ça.
GO : C’est pareil aussi cette personne ne va peut-être pas avoir votre sensibilité
AB : oui tout à fait, on peut pas sous-traiter cette entrevue parce que le truc qu’on sait faire, c’est justement trouver les jeux dont on sait qu’on va pouvoir développer et vendre.


GO : Quel regard tu portes sur l’évolution de l’industrie du jeu de société en général ?
AB : C’est la merde, y’a trop de jeux ! (rire) mais c’est la vérité. Ça prend la direction de la BD. J’ai plein de copains dans la BD. C’est très compliqué, les gens n’y gagnent même pas le smic, les auteurs non plus et c’est compliqué. Donc nous, c’est aussi pour ça qu’on est ultra sélectif. C’est pour ça aussi qu’il y a plein de bons jeux qu’on ne prend pas. Parce que moi, je veux juste faire un excellent jeu et là on a pas de troisième jeu pour l’instant. Ce n’est pas grave si je n’ai pas de jeu l’année prochaine. Je ferai un jeu que si je suis sûr que c’est de la bombe et que ça va plaire. Bon, ça ne suffit pas, c’est con, mais il faut que ce soit très bon.
GO : Il y a un point qu’on n’avait pas aborder dans la création, et qui m’intéressait vachement, c’était aussi le côté travail en famille, parce que, du coup, tu as fait Kraken Attack avec Esteban (Bauza, son fils). Comment ça s’est passé ? Déjà j’ai l’impression que c’est ton premier testeur ou en tout cas il teste plus précocement tes jeux. Comment on travaille en famille ? Pourquoi ? Et comment c’est venu ? Est-ce que c’est quelque chose que tu vas refaire ou c’était un one-shot ?
AB : Je n’en sais rien encore si je vais le refaire. C’est encore particulier pour le travail. Voilà, c’est juste que c’était à son initiative. En fait, c’est lui qui, le mercredi, je l’emmenais à l’atelier parce qu’il n’y avait pas école, et du coup avec les pions il faisait des protos. Dès petit il jouait aux petits soldats avec les pions, mais en inventant un peu des règles, et c’est parti de là et du coup, à un moment, qu’il avait un truc je lui ai dit « allez on prend ça et si tu veux je t’aide et on essaye de faire un vrai jeu. » Et du coup, là, ce qui était chouette, c’est qu’on a fait tout le process ensemble. C’était complètement à son initiative, mais on ne l’a pas refait parce qu’il n’a pas été demandeur. Il est plus jeux vidéo maintenant. Mais le jour où il veut le refaire ce sera avec plaisir. Je ne vais pas lui dire « Allez, on refait un jeu. » D’ailleurs un moment, on avait une suite, on avait un spin off et on avait essayé des trucs et on était d’accord pour dire que c’était pas bien, ce n’était pas assez.
GO : À la base du coup c’était de son initiative, ça venait de lui et le but de ton côté était de valoriser tout cela…
AB : C’était une chouette expérience. Il a vu tout le process et je lui ai fait commenter les croquis des illustrations. « Qu’est-ce que t’en penses ? qu’est ce qu’on dit à l’éditeur ? » donc, c’était vraiment intéressant. Surtout qu’à la base il était jeune, en fait, à l’époque, le jeu est sorti en 2020 donc il avait 8 ans quand on avait fini. On a commencé il avait six ans. Et peut-être qu’on le refera, on verra. Là tu vois j’ai fait un jeu avec un copain de l’atelier et avec mon épouse. Parce que pareil c’était une idée à elle. Et donc on a ressorti cette idée et on a commencé à faire un prototype.
GO : C’est ce que je voulais demander, est ce que ta famille c’est tes premiers testeurs ? Quand tu as une idée tu dis : on teste entre nous, et après je montre aux potes ?
AB : Alors mes premiers tests, c’est vraiment à l’atelier, parce que c’est là où je fais le proto et en deuxième c’est la famille oui. J’ai deux copains avec qui je fais des soirées jeux toutes les semaines, sont de vieux copains qui ont toujours testé tous mes protos. C’était les premiers à avoir joué Ghost Stories, à 7 wonders et tout. Ils font partis de mes premiers testeurs maintenant avec ma femme et mon petit. Ma femme est plutôt joueuse et plutôt gros jeux en fait. Ma femme, c’est mon meilleur étalon, parce que parfois, quand ça lui plaît pas, elle me dit que c’est de la merde je pense que c’est aussi intuitif. Tous les jeux qu’elle a aimés sont des jeux qui ont marché. Les jeux que j’ai fait qu’elle n’a pas aimé sont les jeux qui n’ont pas marcher. Donc ça m’intéresse vraiment pour le coup. Et aussi parce que pas quand elle aime pas elle me le dit : « non, c’est de la merde. »
Et ça aussi c’est un conseil de base. Il y a énormément de jeunes auteurs qui n’entendent pas les feedbacks, qui sont déjà arrêtés sur ce qu’ils veulent faire.
GO : Ça doit être difficile justement de savoir le conseil qu’il faut prendre et celui qui va nous détourner de nos idées premières…
AB : Bien sûr, c’est une grosse partie du boulot de savoir trier les feedbacks, c’est ce qui fait que c’est un métier difficile.
GO : alors qu’on a l’impression que, avec la masse de jeu qui sort tout le monde peut faire un jeu.
AB : oui c’est un peu ça, tout le monde peut faire un jeu mais tout le monde ne peut pas faire un BON jeu. Et un excellent ça demande encore plus de travail. Et comme pour le développement. J’ai travaillé avec plein d’éditeurs et ce n’est pas grave mais ils ne savent pas tous développer un jeu, c’est moi qui ai fait tout de A à Z. Là où avec repos prod, avec thomas pour 7 wonders, on savait ce qu’il faut faire. Et y’a plein d’éditeurs qui ne le font pas, soit par incompétence, dans le sens non compétence pas forcément de manière péjorative mais c’est pas facile de développer un gamedesign, sentir le truc qui marche c’est super dur. Et ceux qui le font, souvent ils sont auteurs de jeu. Pourtant il n’y a pas encore vraiment de poste de développeur dans le milieu. Nous on le fait, parce que Thomas, dans l’industrie, c’était celui qui savait le mieux faire, parce qu’il a cette sensibilité. Et moi pour avoir beaucoup travaillé avec thomas en tant qu’auteur puis collègue il était très, très bon pour détecter les problèmes sur mes jeux. Il savait me dire ce qui allait ou non, quand c’était de la merde, il arrivait à pointer du doigt les problèmes et proposer des solutions. Et là c’est encore pas pareil. Il y a des gens qui arrivent à dire quand il y a un truc qui ne va pas mais ils n’ont pas forcément la solution. Et ce qui marche pas mal avec Playpunk, c’est qu’on arrive à être moteur de proposition. On ne l’impose pas l’auteur on dit : « hum, on pense qu’il faut faire ça, on l’a testé. » Et si ça ne va pas, tant pis. On se met d’accord, on travaille ensemble. Et ça il y a peu d’éditeurs qui le font, parce que c’est super dur. En fait, le gamedesign c’est compliqué.
GO : et comment ça marche l’aventure ? quand quelqu’un vous propose un jeu et que vous dites, Banco on va le faire, qu’est ce qui se passe au cours du développement ?
AB : alors nous de base on prévient les gens, on leur dit : « attention: si on bosse ensemble, vous allez souffrir. » On va tout casser et vous allez vous manger des parties. Donc il faut être prêt à faire ça. On prévient les gens parce qu’on sait que…
GO : mais du coup il y a un engagement quand même, que le jeu ça y est, c’est vous qu’il signerait, ou si, à un moment donné, il ne s’y retrouve plus parce que la façon dont il voulait développer le jeu et la tournure que prend l’édition ce n’est plus son truc ?
AB : Alors je t’avoue que c’est un truc qu’on n’a pas eu encore parce qu’on a pas eu tant de jeux que ça. Et qui peut nous tomber sur la gueule, je pense parce que on sait qu’on est hyper investi.
Mais c’est pour ça aussi qu’on prévient en disant « Attention, si on bosse ensemble, ça va pas être facile. » Zenith L’idée de base, elle n’a pas changé. Par contre sur les 90 cartes, y’en a pas une qui est identique au proto. Et ça on prévient. Nous, ça ne va pas être juste l’illustrer, l’envoyer. On va bosser comme des malades et on va vous faire bosser. Le cœur du jeu est resté le même, c’était un tir à la corde sur cinq planètes. Mais tout a changé à côté. Et du coup, on prévient les gens pour être sûr. Parce qu’on sait ce que ça peut devenir. Peut-être qu’il y aura un jour où, effectivement, on se retrouvera dans une situation un peu galère où on va trop tirer sur la corde et peut-être que ça va peut-être créer un problème. C’est possible. On l’a eu avec un illustrateur de jeux. On lui disait faudrait refaire encore et encore. Alors on sait que c’est chiant, mais on pense que c’est vraiment important dans un dessin d’avoir tel ou tel truc. Et tu vois je l’avais prévenu. Mais malgré le truc à un moment c’était compliqué et ça a été un peu conflictuel.


GO : justement j’allais te poser la question: est-ce que tu as genre un carnet d’illustrateur et te dire: lui, je le verrai bien dans tel truc, comment ça se passe ? On sait que les auteurs viennent te démarcher.
AB : Ouais, on a des books, on récupère des books.
GO : Les illustrateurs aussi viennent te démarcher ?
AB : ouais pas spécialement, j’ai du mal à faire une règle parce que déjà on a pas fait beaucoup de jeu donc c’est un peu tôt pour dire. Après, sur zénith, on avait envie de bosser avec Naïade, parce que moi, j’ai bossé déjà avec (sur Namiji) et que j’aime beaucoup ce qu’il fait. Il n’avait jamais fait de jeux SF et il avait envie de faire de la SF et il a bien aimé le jeu en plus. En fait, le truc aussi c’est qu’on fait jouer le ou les illustrateurs au jeu. Pour moi il faut, même si ça ne se fait pas toujours. Je trouve ça toujours hallucinant quand j’entends quelqu’un dire « C’est moi qui ai fait ça mais je n’y ai jamais joué. » Tu ne peux pas illustrer un jeu si t’y a jamais joué en fait. Par exemple à Naïade on lui a commandé 90 personnages j’ai envie qu’il sache à quoi ils sont destinés ces personnages, donc on l’a fait jouer au jeu. Et tu vois c’est un truc que j’adorerais, c’est qu’on est qu’on a un vrai directeur artistique, parce que là c’est nous qui faisons mais moi je suis pas DA, c’est pareil, c’est un métier compliqué. Je suis le premier à dire que j’ai une sensibilité artistique parce que je sais ce que j’aime et tout, mais ce n’est pas mon métier non plus de driver des illustrateurs, de briefer et de réfléchir en termes de DA tu vois et j’adorerai avoir à payer quelqu’un pour le faire.
GO : Naïade, comme c’est quelqu’un avec qui tu as travaillé sur Namiji, tu t’es dis « ah il a envie de bosser sur de la SF je pourrais lui proposer ça… »
AB : En fait, on le laisse nous proposer et faire son auto-DA. On lui laisse nous proposer la direction et juste on valide Mais on fait pas vraiment de la DA, c’est pas nous qui lui disons attention on veut ci ou ça. Et donc pour revenir à ta remarque oui on a fait plutôt comme ça, on avait un jeu de SF, il avait envie d’en faire donc on lui a proposé. Mais moi j’adorais avoir quelqu’un qu’on missionne pour ça.
GO : et si par contre il t’aurait proposé un truc dont tu penses que ça n’allait pas du tout avec le jeu tu aurais dit stop ?
AB : oui tout à fait, à nouveau si je demande à quelqu’un c’est parce que je pense que ça va marcher. Bien sûr, on est pas DA mais je vois à peu près le style que l’on veut donner au truc et par rapport au public et tout.
GO : C’est aussi ce qui peut être intéressant. En tant qu’éditeur, c’est que tu peux arriver à faire matcher les 2, là où les auteurs il ne choisissent pas forcément les illustrateurs avec lesquels ils travaillent, tu vois les choses d’une façon, l’illustrateur d’une autre mais ça n’est pas forcément ensemble, c’est l’éditeur qui gère.
AB : Oui complétement, ce n’est jamais moi qui m’occupais des illus et du style. Parfois ça a été une grosse frustration de mon côté. En même temps, le premier jeu qu’a fait Naïade c’est Tokaido, Quand funforge à l’époque, m’a envoyé les premiers dessins de naïade. J’ai fait « c’est Sur ça ? Ça va pas aller avec le jeu ? Et puis finalement, ça l’a fait et parce que le gars qui gérait funforge était un vrai DA avec une vraie formation, il m’a dit: « t’inquiète, tu vas voir, ça va le faire. » Parce que c’est un métier compliqué. Nous, on est très clair. Il y a des choses qu’on pense savoir très bien faire. Et il y a plein de choses qu’on ne sait pas bien faire. Et moi, le jour où je peux payer quelqu’un de meilleur que moi pour le faire je le ferais volontiers. Je ne suis pas là avec la volonté de tout vouloir faire. Y’a des micro éditeurs qui aime bien, qui veulent tout gérer. Moi, j’ai envie que mon temps, il soit uniquement dédiés à ce que je fais le mieux à savoir développer les jeux. Et après trouver les bonnes personnes, mais les bonnes personnes il faut les payer. Une nouvelle fois j’adorerais avoir un mec qui a de la bouteille et qui gèrerait ça.
GO : Et du coup vous vous projeter directement sur l’international sur un Captain Flip par exemple ?
AB : on essaye, en fait avec Captain Flip on est sorti directement en 10 langues. Mais là on ne le fait pas pour Zenith, on fait juste français, anglais, Allemand. Et on va faire petit à petit, parce qu’en fait, c’est très compliqué de tout gérer en même temps. C’est- et ça revient aux problématiques du milieu- qu’il y a énormément de jeux et les gens n’ont plus d’argent. Donc les distributeurs de toute façon, ils sont ultra frileux. Et du coup, ils ne prennent le jeu qu’une fois qu’ils ont sûr que ça va se vendre sans qu’ils ne travaillent trop. Avec Captain Flip on a fait des tirages à 2000 boites dans certains pays alors qu’en France, on a fait 8000 le premier mois. Et il y a plein de gens qui ont rejoint l’aventure après qu’on ait fait nos preuves et notamment après la nomination au Spiel. Du coup les gens sont venu nous voir pour nous dire ah finalement on va vous en prendre… Le problème, c’est que ces gens-là, n’ont pas forcément de sensibilité sur le gamedesign, ne savent pas identifier un bon jeu, parce que c’est compliqué donc je ne le reproche pas. Et nous on a eu des feedbacks où pendant les rendez-vous, on fait jouer le distributeur qui te fait un Feedback pour nous dire qu’il ne comprenait pas ou qu’il n’arrivait pas à cerner correctement le jeu. Donc là avec Zenith, on a fait trois langues et je pense que ça va marcher. Franchement, si ça ne marche pas j’arrête ce métier (rire)
GO : Tu as évoqué BGA (Board Game Arena), cela devient presque de + en + un endroit où tester les nouveaux jeux. Est-ce que c’est devenu monnaie courante de faire une sorte d’étude de marché sur le site pour cibler un peu les sorties et tout ?
AB : Sur Captain Flip ça a été hyper important. Après sur les jeux je crois qu’ils acceptent à peu près tous les jeux mais à nouveau c’est à double tranchant. On a besoin d’un développeur pour coder le jeu, on paye le développeur dans tous les cas. Là à nouveau on s’entoure de quelqu’un qui sait faire, et on le paye pour ça. On l’a sorti trois mois avant. Il y a eu énormément de gens pour jouer en ligne et ça a contribué à ce que le lancement soit fort. Par contre, quand tu lances ton jeu gratuitement en ligne avant la sortie il faut qu’il soit bien. S’il n’est pas bien, les gens disent : « ah ben oui, j’ai joué, c’est pas bien, je l’achèterai pas. » Mais du coup sur Zenith comme c’est un jeu un peu plus compliqué on n’a pas tant de parties que ça sur BGA donc on va voir, le jeu n’est pas sorti encore (en physique en février 2025). Donc on va voir ça avec le bouche à oreille. Ce qui est intéressant aussi avec BGA c’est qu’on a les stats, on a de la data et tout c’est impressionnant. On sait combien de gens différents, dans quel pays, ont essayé ce jeu. C’est vachement important. Et ça, c’est le meilleur outil marketing. Parce que, finalement, ça ne te coute que le développement. Tu touches, par exemple avant la sortie de captain flip, à la louche 12.000 joueurs qui avaient essayé le jeu.
GO : Et à part la France, l’Allemagne, les états unis, le Canada qui sont des gros pays de jeu de société, est ce qu’il y a d’autres marchés importants ?
AB : Bah il y a longtemps eu la Pologne, mais c’est un peu la crise là-bas, donc c’est un peu moins vrai. La Pologne, c’était quand même un bon marché. Après, ils sont moins gros, mais tu as l’Amérique du sud, ça commence. Brésil, Chili. Tu as aussi le Portugal, la Russie prennent des jeux aussi. C’est compliqué de travailler avec la Russie, mais ils prennent pas mal de jeu. Et puis la Corée du sud parce qu’il y a une culture du jeu qui est assez importante. Et puis aussi Japon et Chine mais ce n’est pas un aussi grand marché. Le plus gros marché en fait, c’est la France. Quand on donne les chiffres de lancement de Captain flip en France, les autres pays ils hallucinent. Chez nous les 8000 boîtes de Captain Flip on les a vendus en quinze jours en France. En Allemagne ils vendaient 300 boites le premier mois. Il n’y a qu’en France, que les gens achètent autant de jeux au lancement, ça n’existe pas ailleurs.
GO : Est-ce vrai aussi pour les Etats-Unis c’est un gros marché parce que gros pays, il y a une culture du jeu ?
AB : Ouais, mais pareil ça démarre doucement. Maintenant ça se vend bien Captain Flip mais au début ils ont pris trois mille boîtes, et après négociation en général. C’est vraiment un gros marché mais c’est Amazon, en fait. Mais oui, à une époque 7 wonders la moitié des ventes, c’étaient des ventes américaines. C’est moins vrai maintenant. Mais la Pologne pendant longtemps, c’était quand même un très bon marché et là c’est la crise mais Captain Flip on en a vendu 2000 là-bas sur un an là où on en a fait peut-être 50.000 en France en même temps. Même en Italie, on a fait 3000 alors que les auteurs sont italiens quand même donc t’imagines. Et les distributeurs nous on dit c’est pas mal, on est content.
GO : Et ça peut être dû à quoi ça, c’est un problème de com’, la culture du jeu ?
AB : oui oui il y a vraiment un changement de culture. Je ne l’explique pas à ce point-là.
GO : Et un jeu devient rentable à partir de combien de ventes?
AB : ça dépend. Nous sur Captain Flip à la louche parce que l’on était nul. On avait dit qu’on était à l’équilibre à 20.000 ventes. Sachant que 20.000 ventes, on ne compte pas le temps qu’on y a passé nous. Donc on compte pour payer le développement, l’illustrateur, la production, l’usine…
Zénith, c’est un peu plus haut parce que les moules de rewood sont très, très chers. Ça dépend des projets. Parce que les moules c’est pas du plastique, c’est du déchet de bois recomposé qui est fait en Allemagne : les moules sont extrêmement cher. Donc, rien que pour amortir le coût des moules, faut qu’on vende une certaine quantité. Je ne saurais pas dire combien pour l’instant.
GO : et c’est quand tu dis que tel ou tel jeu a eu du succès, c’est plutôt dans quelle gamme de ventes ?
AB : Hum moi quand tu as atteint 100.000 exemplaires. Bien, ça commence à 100.000 exemplaires au bout d’un an, c’est top. Et, en toute honnêteté, nous, c’est ce qu’on veut faire si on sort un jeu Playpunk. Si on ne fait pas 100.000 pour moi c’est ce que l’on a pas bien bossé, qu’on s’est planté.
Mais après je te dis ça : ce n’est pas qu’on se la pète ou quoi mais avec l’expérience qu’on a, la sélection, l’énergie qu’on y met. Ça ne m’intéresse pas de mettre autant de temps et d’énergie pour vendre 20.000 boites. Moi je vais faire un jeu auquel dans dix ans on aura encore envie d’y jouer. C’est ça qui m’intéresse. Il y a plein de bons jeux qu’on a refusé, qui vont sortir et qui vont peut-être se vendre à 100.000. Et tant mieux, parce que ce sont des bons jeux. Mais nous on n’y a pas cru assez Pour qu’on y mette autant d’énergie. The Mind par exemple je sais que dans dix ans j’y jouerai encore. Aucun doute là-dessus. Mais le mot tellement bien sera peut-être pas le même que le tien aussi. Tu vois 7 wonders on y a rejoué quand on a fait la nouvelle version. Je n’y avais pas joué depuis des années. Très franchement, quand on y a rejoué, on a fait. « Ah ouais on avait bien bossé franchement ». On a rejoué avec Leaders, avec Cities et vraiment on s’est dit que c’était bien. Ça fait quinze ans maintenant que le jeu est sorti et d’avoir toujours le même plaisir à y jouer c’est vraiment cool !
Voilà, on est ravis de vous avoir proposer cet entretien. Ce fût difficile et long de vous le proposer car comme vous le savez, nous avons un travail à côté et les aléas de la vie font que certains articles, projets mettent plus de temps à arriver que d’autres. De plus, il a fallu retranscrire toute l’interview à la main puis la corriger puis la mettre en page ce qui rajoute encore plus de travail à tout cela (nous défendons ici le travail artisanal de l’interview qui rend plus de spontanéité). En vous remerciant de votre suivi et de votre soutien, on vous attends très bientôt pour de nouveaux articles et de nouveaux tests de jeux !
DuponD